15.
L’Abbaye de Killburn

 

« Les plantes nées de la terre, les animaux, tout organisme vivant, le ciel même, le temps et le mouvement, tout recèle un certain pouvoir. Si vous êtes en harmonie avec l’Univers, vous pouvez puiser dans ce pouvoir.

 

Être une sorcière,

Sarah Morningstar, 1982

 

 

SAMHAIN APPROCHE. HIER SOIR, LE CERCLE ÉTAIT FAIBLE ET PÂLE SANS ELLE. J’AI BESOIN D’ELLE. JE PENSE QU’ELLE EST LA BONNE.

 

 

* * *

 

 

— Tu sais que certaines nanas tombent carrément enceintes à seize ans, ai-je marmonné à Mary K. le dimanche après-midi.

Je n’arrivais pas à croire que ma vie s’était réduite à cela : je me retrouvais assise à l’arrière d’un car plein de catholiques joyeux et dévoués en virée à l’abbaye de Killburn.

— D’autres se droguent ou bousillent la voiture de leurs parents. Elles sont expulsées du lycée… Et moi, tout ce que j’ai fait, c’est de rapporter des livres à la maison. Des livres !

La tête appuyée contre la vitre du car, j’ai soupiré. Je me torturais l’esprit en essayant d’imaginer le cercle de la veille.

Si vous n’avez jamais passé une heure dans un car rempli d’adultes fréquentant la même église que vous, vous ne pouvez pas savoir à quel point ça peut être long, une heure. Mes parents étaient assis un peu plus loin, heureux comme des larrons en foire. Ils bavardaient et riaient avec leurs amis. Melinda Johnson, cinq ans, a commencé à avoir mal au cœur. On a dû s’arrêter toutes les cinq minutes pour qu’elle puisse vomir.

— Ça y est, nous y sommes ! s’est écriée Mlle Hotchkiss en se levant au premier rang.

Mlle Hotchkiss est la sœur du père Hotchkiss et aussi son intendante. Le car venait de s’arrêter poussivement devant un bâtiment aussi avenant qu’un pénitencier.

Mary K. a jeté un regard sceptique par la vitre.

— C’est une prison ? a-t-elle murmuré. Ils cherchent à nous effrayer pour qu’on reste dans le droit chemin, ou quoi ?

Sans cesser de grommeler, j’ai suivi le groupe qui descendait du car avec la discrétion d’un troupeau d’éléphants. Dehors, l’air était froid, humide, et de lourds nuages grisâtres filaient dans le ciel. Une odeur de pluie imprégnait déjà l’atmosphère. Un détail m’a frappée : on n’entendait aucun pépiement d’oiseau.

Devant nous se dressaient de grands murs de béton d’au moins trois mètres de haut, salis par des années d’intempéries et de poussière, dissimulés sous un enchevêtrement de lierre. Une énorme double porte noire en bois, pourvue de lourds rivets et de gonds massifs, en complétait le tableau.

— Tout le monde vient par ici ! a appelé le père Hotchkiss d’un ton guilleret.

Il s’est approché à grands pas de l’entrée avant de faire tinter la cloche. Un instant plus tard, une femme portant un badge au nom de Karen Breems nous a ouvert.

— Bonjour ! Vous devez être le groupe de la paroisse de St. Michael’s, a-t-elle lancé avec enthousiasme. Bienvenue à l’abbaye de Killburn. C’est l’un des plus vieux cloîtres de l’État de New York. Il n’y a plus de nonnes à présent, sœur Clement est morte en 1987. Le bâtiment abrite désormais un musée et un centre de retraite spirituelle.

Le portail s’ouvrait sur une cour dépourvue de plantations. Le gravier qui la recouvrait crissait sous nos pas. Lorsque j’ai balayé l’endroit du regard, je me suis surprise à sourire. L’abbaye de Killburn était un endroit gris, stérile et isolé du monde. Pourtant, une sérénité profonde s’est insinuée en moi à mesure que je m’y aventurais. Mes soucis se sont envolés devant ces épais murs de pierre, cette cour nue, ces fenêtres à barreaux.

— On dirait vraiment une prison, a bougonné Mary K., le nez froncé. Quand je pense à ces pauvres religieuses…

— Non, pas une prison, l’ai-je contredite, les yeux levés vers les petites fenêtres découpées tout en haut des murs. Un sanctuaire.

Nous avons visité les minuscules cellules où les bonnes sœurs dormaient jadis sur de dures couches de bois garnies de paille. Une grande cuisine rudimentaire occupait une partie du bâtiment. Son immense table en chêne et les énormes poêles et casseroles cabossées qui pendaient aux murs m’ont impressionnée. En fermant les yeux à demi, j’ai aperçu la silhouette noire d’une nonne qui remuait des herbes dans de l’eau bouillante : elle préparait une infusion pour ses sœurs souffrantes. Une sorcière !

— L’abbaye vivait pour ainsi dire en autarcie, nous a expliqué Mme Breems en nous invitant d’un geste de la main à quitter la cuisine par une étroite porte en bois.

Nous nous sommes retrouvés dans un jardin clos. Envahi par les mauvaises herbes, il semblait triste et négligé, à présent.

— Les sœurs cultivaient leurs fruits et leurs légumes, qu’elles mettaient en conserve pour l’hiver. Dans les premiers temps, elles élevaient même des moutons et des chèvres pour le lait, la viande et la laine. Ici, nous sommes dans le potager, muré pour empêcher les lapins et les cerfs d’y pénétrer. De même que dans nombre d’abbayes européennes, les plantes aromatiques suivent le tracé d’un petit labyrinthe circulaire.

Comme la roue de l’année, me suis-je dit, en comptant huit rayons principaux, aujourd’hui décrépits, voire indistincts. Un pour Samhain, un pour Yule, un pour Imbolc, puis venaient Ostara, Beltane, Litha, Lammas et Mabon.

Je me doutais bien que les bonnes sœurs n’avaient jamais eu l’intention de reproduire la roue wiccane dans leur jardin. Cette idée les aurait horrifiées. Mais telle était la nature de la Wicca : si ancienne qu’elle avait peu à peu pénétré bien des facettes de la vie quotidienne des gens sans qu’ils s’en aperçoivent.

Tandis que nous parcourions les restes des sentiers de pavés que des milliers de pieds en sandales avaient polis au cours des siècles, Mme Petrie, la productrice d’herbes aromatiques, frôlait la pâmoison. L’oreille tendue, je la suivais pour entendre ses murmures : « De l’aneth, oui, et regardez-moi cette robuste camomille ! Oh ! et ça, c’est de la tanaisie. Dieu que je déteste la tanaisie, elle étouffe tout le reste…»

J’ai soudain eu l’impression qu’une vague de magye descendait sur moi. Je me suis aussitôt sentie plus gaie, et le soleil a brillé sur mon visage. Chaque parterre, même négligé, était une révélation.

J’ignorais les noms de la plupart des plantes, mais leur aspect m’était familier. À plusieurs reprises, je me suis penchée pour caresser leurs têtes brunes et sèches, leurs cosses brisées, leurs feuilles ratatinées. Alors, des images floues apparaissaient dans ma tête : œil-de-cheval, chasse-fièvre, herbe-aux-myopes, barbe-de-chêne, amour-en-cage, herbe-aux-verrues…

Là, devant moi, se trouvaient les vestiges automnaux d’une collection de plantes aux vertus multiples. Grâce à elles, on pouvait guérir, faire de la magye, relever les plats, fabriquer de l’encens, du savon et de la teinture… Penser à ces possibilités infinies m’a donné le tournis.

À genoux, j’ai frôlé un pâle aloe vera. Tout le monde l’utilise pour soulager les brûlures et les coups de soleil. Même ma propre mère, qui ne s’était jamais demandé si c’était de la sorcellerie. Un petit laurier se dressait non loin, si vieux que son tronc s’était tordu. En le touchant, j’ai perçu sa propreté, sa pureté et sa force. J’ai aussi reconnu des buissons de thym, un grand pied d’herbe-aux-chats à l’agonie, des graines de cumin brunes, minuscules sur leurs tiges sèches. Un nouveau monde s’offrait à moi – je pouvais l’explorer et m’y perdre. J’ai touché avec tendresse un plant de menthe verte rabougri.

— La menthe est éternelle, a déclaré Mme Petrie. Elle revient toujours. En fait, c’est une plante très envahissante… Moi, je cultive la mienne en pots.

J’ai hoché la tête en souriant. Je ne sentais plus le vent frais. J’ai exploré la moindre allée, où j’ai remarqué des coins vides, d’autres où des tiges nues attendaient le renouveau du printemps. J’ai lu soigneusement chaque petite plaque métallique mentionnant le nom de la plante dans une écriture cursive féminine et régulière.

Ma mère m’a rejointe.

— C’est fascinant, pas vrai ?

J’avais l’impression qu’elle voulait se faire pardonner.

— C’est incroyable, ai-je répondu, sincère. J’adore ces plantes. Tu penses que papa me laisserait un petit coin dans le jardin où l’on pourrait faire pousser les nôtres ?

Ma mère m’a fixée – prunelles marron plongeant dans d’autres prunelles marron.

— Ça t’intéresse tant que ça ? s’est-elle étonnée, les yeux posés sur une touffe de romarin épaisse et résistante.

— Oui. C’est si joli, ici. Ce serait chouette qu’on cuisine avec le persil et le romarin du jardin, non ?

— C’est vrai. Peut-être au printemps prochain. On en parlera à papa.

Elle s’est éloignée pour retrouver Mme Hotchkiss, qui dissertait sur l’histoire de l’abbaye.

Quand l’heure est venue de remonter dans le car, quitter ce jardin a été un vrai déchirement. Je voulais rester dans le cloître, arpenter ses couloirs, humer ses odeurs et sentir les feuilles sèches se désagréger entre mes doigts. Les plantes m’appelaient de toute la magye contenue dans leur petite force vitale. Là, devant le portail de l’abbaye de Killburn, j’ai eu une illumination.

Malgré les objections de mes parents, malgré tout le reste, je ne pouvais pas me contenter d’accumuler les connaissances sur les sorcières. Je voulais en devenir une.

L'éveil
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